La seconde étape mériterait un chapitre à elle seule. Yves avait choisi une délicieuse chambre d’hôtes où nous fumes accueillis comme des héros par une jeune femme tenante des lieux, ce qui flatte gentiment l’ego du cyclo. Elle avait décoré l’établissement comme une maison de poupée, tout y était raffiné : sièges à rubans, petites nappes brodées, cadres pastels aux murs, mille confitures et délicatesses pour répondre aux appétits gargantuesques des cyclos et même chaton recueilli pour la tendresse. Nous étions dans ce contexte comme les fameux éléphants dans le magasin de porcelaine. Mais la plus belle qualité de la dame était d’avoir la langue bien pendue. En quelques minutes, aidée d’Alain qui ne lui cédait rien sur ce sujet, elle sut tout de nous et avait établi toutes les connections possibles avec des lieux où elle était passée, des personnalités qu’elle avait accueillies et les sites où nous pensions aller. Nous étions devenus transparents.
C’est alors que commença le meilleur. Elle nous indiqua un restaurant pour le dîner, nous y fûmes après un détour sympathique au bar du village. La restauratrice nous sembla bien sombre, ne parla quasiment pas, se tenant debout, murée dans son silence, entre la cuisine et la salle, nous fixant comme si nous risquions de nous enfuir sans payer. Le lendemain matin, notre hôtesse nous demanda comment s’était passé notre soirée et nous raconta toute l’histoire. Car évidemment, il y avait une histoire. La restauratrice était mariée avec le cuisinier, tous deux propriétaires du restaurant. Tout allait bien jusqu’au jour où le mari fit une crise cardiaque et partit en urgence à l’hôpital. Son épouse mit tout son cœur à le soigner, mais lui l’investit différemment en y rencontrant une personne – j’imagine une visiteuse qui venait également soigner son mari – dont il tomba amoureux, puis revint benoîtement vers son épouse pour demander le divorce. Mais le restaurant était un bien commun à préserver. Il fut donc convenu que le cuisinier viendrait chaque jour travailler aux côtés de son épouse et repartirait son service fini, rejoindre sa maîtresse. D’où l’ambiance chargée comme un bus tibétain sur les pentes de l’Annapurna et la station silencieuse de la dame entre la cuisine et la salle. Mais c’est pas fini ! Car la maîtresse, à son tour tomba malade et l’euphorie amoureuse du mari retomba aussitôt… Comme disait Victor Hugo « Dieu voulut que ses coups frappassent les amants par Satan liés… » Ah Victor, Victor, tu nous manques encore !Le cyclo, une ombre familière et complice…
Voilà ce qui arrive quand on voyage en vélo ; le coefficient de sympathie du cyclo est énorme et facilite toutes les conversations. Un cyclo c’est une ombre familière et complice qui traverse votre vie avant de s’évanouir, confesseur naturel et jubilatoire de tous les petits secrets que l’on a tant envie de raconter sans trouver personne capable de les entendre sans risques en retour… Le cyclo c’est à la fois le rêve incarné d’une aventure au petit pied que chacun aimerait vivre, poussant de village en village à vingt à l’heure, en même temps qu’un personnage simple et sans manières, qui appelle la confidence. Le cyclo c’est le frère ou la sœur que l’on aurait tant voulu avoir, qui apparaît un instant et nous sourit avant de s’évanouir dans l’imaginaire.
À l’inverse, pour le cyclo, chaque rencontre est une petite aventure, témoin, un peu plus tard dans notre voyage, le contact avec John, ancien coureur anglais, et son épouse. John a commencé à s’agiter quand nous nous sommes assis à l’ombre, à une terrasse de bar, près de lui, avec nos maillots UCNA. Il parlait à mi voix, puis à voix haute et finalement il est venu en courant nous raconter toute sa vie de pro qu’il avait été. Bien sûr ses références étaient des coureurs anglais des années 50, aussi avions-nous peu de connaissances communes. Il ne connaissait même pas Émile, notre référence course ! Mais avec un peu de bienveillance et la mémoire de nos propres coureurs, nous sommes entrés dans son jeu et lui avons procuré un tel plaisir qu’il est allé chercher son épouse, 80 ans, pour une photo tous ensemble. C’est tout juste s’il ne nous a pas invités à dormir dans son camping-car ! Puis chacun est reparti vers son destin avec au cœur cette petite étincelle d’un moment de bonheurs partagés.
L’intarissable John, ancien coureur anglais et son épouse
Reprenons car il ne s’agit pas de se laisser émouvoir ni distraire. On quitte à regret notre hôtesse volubile et on retrouve la France profonde à petite vitesse avec ses champs immenses et ses collines légères ornées de villages isolés et de châteaux plus ou moins vétustes. Cette image traditionnelle se répétera abondamment tout au long de notre séjour… Et nous arrivons à Martizay, joli bourg. La Google map ci-dessous montre comment cette région est encore morcelée, alternant les petites parcelles cultivées avec prés et forêts. Mais il y a aussi de belles perspectives sur la rivière.
En selle vers Crozant, notre destination finale. Après quelques kilomètres au Nord-Est, nous piquons sur la Brenne et ses centaines d’étangs sur d’interminables lignes droites qui rappelleraient les Landes si elles n’étaient ponctuées de petites buttes ; du « coin-coin » de l’œil, nous voyons les canards, les cygnes et bien d’autres que l’on devine, avant d’arriver à Roussines. Il s’agit d’un bourg paisible dont la place de la mairie rassemble à elle seule, tout l’esprit des campagnes de France.
Roussines, la mairie, sa place et son monument aux morts
Un bâtiment simple, symétrique à quatre fenêtres aux linteaux beiges et volets gris, surmonte un toit violine. Devant, une placette en demi cercle porte un monument aux morts gardé par deux acacias. Désarmé, un poilu avec bandes molletières, casque, musette et cartouchière se tient l’oreille et tend le bras droit vers un reste de palissade. En dessous la traditionnelle inscription « Roussines, à ses enfants morts pour la France 1914/1917 » En dessous, une vingtaine de noms dont plusieurs se répètent, en deux colonnes sages. Devant, trois vasques maigrement fleuries. Voilà, la France rurale c’est ça ; vingt soldats tombés pour un village d’une cinquantaine de foyers. Et sous cette apparence paisible, on devine la douleur des familles décimées. 14/18, dix millions de morts belligérants dans toutes les armées et autant de civils, sans compter les blessés, estropiés et malades mentaux… Notre génération, née après guerre, a été chanceuse de traverser la vie sans aucun conflit majeur, cela seul devrait nous rendre euphoriques…
Les cyclos ont du cœur et de la mémoire !
Une église d’Indre, je sais je vous en montre beaucoup, mais c’est plus simple car on est descendu de vélo
L’arrivée à Crozant se mérite car c’est un village bâti au haut d’un promontoire rocheux, orné des restes d’un château féodal, qui domine la vallée de la Creuse. Après la fatigue d’une journée, in y grimpe en imaginant l’arrêt au bistrot du village, devant une mousse bien fraîche et se racontant les histoires de la journée. Ce que nous fîmes avec délectation, avant de reprendre la route pour grimper encore 200 mètres jusqu’au hameau où habite Yves. Là, délicieuse petite maison parfaitement remise en état, on arrive, on visite, on félicite l’heureux propriétaire et on savoure tranquillement son bonheur.
Crozant avec le vieux château sur son promontoire et les méandres de la Creuse
Les ruines du château, vues du village
Le lendemain matin, bon pied bon œil, Yves nous propose une virée vers Dun-le-Palestel. Vous voyez La Chapelle Baloue ? Non ? Alors Maison-Feyne ? Non plus ? Saint Sulpice-le-Dunois ? Pas plus ? Bon alors parlons plutôt de La Souterraine, gros bourg limousin avec des restes de fortifications gallo-romaines. Comme on ne peut pas tout vous montrer, en voici un des monuments les plus visités par les autochtones : le Bar des Marronniers. Tout est d’époque, garanti !
Le lendemain journée nautique ; nous profitons de la belles descente jusqu’aux rives de Creuse et allons louer un canoë à un restaurateur qui a repris la femme de… Enfin, je ne peux pas vous en parler pour éviter à Yves de gros ennuis, bien qu’il ne soit en rien impliqué dans l’affaire, mais les campagnes sont chaudes… Donc nous partons à trois sous un soleil méridional, remontant la rivière encaissée bordée d’une luxuriante végétation. Ici tout est vert ! Plus porté à la rame qu’à la pagaie, Antoine débarque sur une rive et laisse Stanley et Livingstone poursuivre seuls jusqu’au barrage. Ils partent comme des bolides jusqu’au virage suivant et plus rien… Grand calme ; une libellule vient prendre des nouvelles, un pêcheur commence à s’alanguir sous son parasol, couché dans l’herbe, c’est le bonheur. Retour des camarades aussi fiers que s’ils avaient remonté le Mississipi. Nous rendons le canoë, discutons avec quelques anglais et un marcheur de St Jacques puis remontons sur nos vélos pour la grimpette finale. Arrivée au bourg, petite bière au bar pour faire marcher le commerce local et nous repârtons. Arrivés à la maison, Antoine se rend compte qu’il a laissé ses cartes bleues et papiers au village…
Antoine est le genre de gars qui pense régulièrement découvrir des plans innovants auxquels personne n’a jamais pensé, du type les 35 heures, version personnelle. Là, il avait jugé qu’il était fatigant de toujours ouvrir, fermer et transporter sa sacoche de guidon contenant toutes les choses précieuses et il les avait toutes rassemblées dans une petite sacoche de selle, vite clipsée, vite déclipsée et encore plus vite oubliée sur la table de la terrasse du bar… Cartes de crédit, papiers d’identité, argent liquide pour le voyage, bref, la totale !
Inspection, consternation, fouille attentive et redescente au galop vers ladite terrasse… La tension monte. Jamais cyclo n’avait descendu à telle allure, tout en essayant de regarder des deux côtés de la route s’il ne traîne pas une sacoche de selle… Mais rien ne poudroie sur la route, ne brille sur la terrasse du bar et aucun autochtone n’est présent sur les lieux. Juron sans résultat, suivi de remontée piteuse l’esprit moulinant les horribles choses que peut faire un individu malintentionné avec cet attirail ; nous frôlons la faillite familiale… Dîner grave avec perspectives horrifiques bien qu’yves et Alain se veuillent rassurants…
Le soir, à partir du point précis à trois cent treize mètres du centre du hameau, en montant sur la poubelle bleue et surtout pas la jaune, d’où l’on capte les messages de Monsieur Bouygues, Antoine appelle son épouse pour se faire cajoler. Mais elle a ses propres problèmes, venant de se rendre compte de l’état de la pelouse dont il a la responsabilité, n’écoute rien de ce qu’il lui raconte et l’admoneste comme seules les épouses savent en remontrer à leurs maris sexagénaires… Chute terrible de Charybde en Sylla ! Le monde s’acharne à sa perte. Nuit peuplée d’horribles cauchemars où des aliens méphitiques dansent la bourrée bretonne autour du butin, avant de se régaler en dépenses somptuaires sur internet en une nuit …
Le lendemain, redescente tout aussi rapide sur le village de Crozant et alerte systématique des patrons du bar puis de la postière voisine qui sort nonchalamment la sacoche de son comptoir en expliquant « Rémi, le patron du bar nous l’a apporté hier, mais c’était l’heure de fermer, alors je me suis dit que je regarderais demain s’il y avait un téléphone où joindre le propriétaire. Gros soupir de soulagement ; la vie peut reprendre… Et Antoine fait le serment important de prendre un verre chaque soir chez ce couple sympathique qui refusent toute gratification monétaire… Décidément, Crozant n’est pas un village comme les autres.
Il fait d’ailleurs parler de Mélanie. Mélanie tenait à Crozant une épicerie, bazar, station service fort efficace. Agée de plus de 80 ans, elle décida de limiter son activité et de fermer la station service. La concurrence des grandes surfaces mit progressivement à mal son commerce, mais les Crozantais eurent à cœur de venir y faire quelques emplettes pour l’aider dans cette dernière ligne droite. C’est ainsi qu’Yves nous y mena en visite mécènique dès notre arrivée. Les araignées avaient élu domicile dans la vitrine depuis des lustres, filant leurs toiles entre les quelques objets touristiques d’une autre époque et égayaient l’espace largement vide, puis étaient mortes de faim dans l’indifférence. Dès la porte ouverte, on était surpris d’une odeur humide et âcre qui venait en fait de fruits et légumes pourris qui achevaient de moisir dans des bacs et laissaient s’écouler sur le sol un liquide sombre. La poussière était partout et aucun représentant de commerce n’avait dû honorer le lieu de sa présence depuis la seconde guerre mondiale. Assise immobile derrière son comptoir, Mélanie regardait avec indifférence filer les heures et se rapprocher l’échéance fatale en tentant de vendre tout ce qui pouvait encore l’être. Alain choisit quelques cartes postales jaunies et Antoine un paquet de bonbons à la gomme qui semblaient acceptables. Ils avaient très peu de goût, étaient durs comme des silex paléolithiques, mais ne nous rendirent pas malades. Après vérification, la date limite de vente était juin 1997, soit 18 ans auparavant !
Nous avons quitté Mélanie avec le cœur serré, sans doute plus qu’elle qui, avec un paquet de boules de gommes et quatre cartes postales venait de faire une belle journée. Terrible abnégation des simples !
Retour en selle, le cœur léger. Évidemment, Yves et Alain, exploitant en comédie la perte momentanée, mais tragique de la sacoche de selle et les émois de son propriétaire, n’ont pu se retenir de traits d’humour faciles sur un esprit encore à vif, que le narrateur n’a pas le cœur de reprendre.
Les poules caquètent, le cyclo passe…
À suivre.