Un des plaisirs de la vie vient de ce que les choses ne se produisent jamais comme on l’imaginait, témoin cette sortie de mercredi. Le programme était alléchant : pique-nique en bord de mer à Tharon-Plage près de Pornic et ce sont pas moins de dix-huit cyclos qui se présentent à l’appel sous le premier capitanat de route de Marcelline, rose d’émotion devant cette responsabilité nouvelle. Après des jours de mauvais temps, chacun voit venir l’embellie et se réjouit de gagner la côte. Outre les habituels, Philippe et Jean-Marie se sont joints à la troupe pour la journée.
L’imaginaire mène le monde et une destination connue embellit le voyage. Sans vouloir porter préjudice aux communes qui nous accueillent, aller à Issé, Guéméné ou Le Puiset est moins riche de rêves que Saint-Florent-le-Vieil ou Tharon-Plage. On n’y fera sans doute rien de plus, mais on y va plus gaiement.
Revenons à Marcelline qui inaugure ses galons de capitaine de route, tâche délicate on l’a vu dans un épisode précédent, qui peut facilement se transformer en Capitaine de déroute[1] au gré des circonstances. Elle a revêtu pour l’occasion un magnifique maillot qui dit son amour de la tomate et son dégoût de la maladie, sur un fond de bulles verdâtres. Nous nous félicitons d’apprendre ses combats et regardons soudain d’un autre œil nos maillots du club si peu militant des grandes causes… À quand l’UCNA, Union Naturelle Contre les Averses qui marquerait notre engagement citoyen ? Bref, Marcelline aime les tomates, bravo, il fallait oser le dire ! Départ impeccable, dans l’allégresse ; nous longeons la Loire jusqu’au Pellerin par de petits chemins, avant de poursuivre vers le Canal de La Martinière. Le temps est couvert, mais va certainement se dégager et les esprits sont au beau fixe.
Au café où nous disons notre joie de cette belle journée ensemble, Marcelline frappe un grand coup en sortant de sa sacoche une énorme brioche vendéenne et une tablette de chocolat aux graines de pistaches libanaises ; autant dire qu’elle marque déjà sa différence. La crainte des représailles de ligues féministes nous interdit d’écrire qu’il s’agit d’une attention presque maternelle, mais nous n’en pensons pas moins et, les larmes aux yeux, dégustons ces cadeaux gourmands. Depuis Christiane et ses gâteaux maison, nous avions perdu le goût des gourmandises et Marcelline monte en flèche dans l’appréciation commune où elle était pourtant déjà très haut.
Poursuite de la balade le long du Canal de la Martinière où nous nous rendons compte que le vent d’Ouest, très léger au départ, forcit tandis que le tapis nuageux se densifie. L’effort sur les pédales est plus franc, mais n’altère pas l’optimisme de la troupe. Passé le canal et remontant vers le Sud-Ouest, Marcelline nous conduit d’un guidon sûr à travers de délicieuses petites routes où le printemps humide fait jongler les verts ; colza, blés en herbes, feuillages ondulants ou rigides, nous défilons au cœur de la nature paisible, heureusement dépourvue d’insectes grâce aux traitements chimiques, d’oiseaux grâce aux insectes disparus et de vie animale grâce aux chasseurs, bref, une nature propre comme l’apprécient nos contemporains.
Arrêt ravito à Port Saint Père où les vierges folles qui ont négligé de préparer leur pique-nique cherchent de quoi s’alimenter, tandis que les sages visitent le lavoir municipal pieusement conservé. Antoine disparaît mystérieusement, attiré comme toujours par le Super U local ; au moins, celui-ci, quand il se perd, on sait où le retrouver.
Nouveau départ vers Tharon. Le vent forcit et quelques gouttes nous rappellent que nous sommes encore en Bretagne. Le déjeuner approchant, les coqs de l’équipe sortent du peloton ; Émile en tête, suivi de près par Léo, Yves, Jean-Claude en observateur et quelques prétendants soucieux de confirmer leurs forces… Le reste de la troupe accélère naturellement et attaque une série de petites bosses assez casse-pattes. Les écarts augmentent, chacun prenant soudain la mesure de son potentiel et décidé à ne pas s’en laisser compter. Marcelline mène son monde à partir du milieu de la troupe et il faut effectuer quelques rappels d’imprudents aventurés hors de l’itinéraire. Le goût de la compétition, s’il n’est pas inné chez le cyclotouriste, se développe quand celui-ci sent son orgueil menacé. Champion, non, mais lent, surtout pas.
C’est à bonne allure que nous atteignons Tharon où un ciel d’étain et un vent soutenu, à la limite de la pluie nous renvoient à un petit bois de pins maritimes protecteurs où chacun déballe ses provisions quand Marcelline pousse un cri d’horreur : « On a perdu Roger ! ».
Cela n’avait pas échappé à l’intéressé, distancé par l’accélération du peloton, qu’il n’entendait pas se laisser imposer… Et les vilaines bosses qui vous brûlent les cuisses. Livré à lui-même, ne sachant où retrouver les autres pour déjeuner, il eut alors l’idée très originale d’appeler… La femme de Gérard ! Voyant le numéro de Roger s’afficher, celle-ci comprit aussitôt que Roger venait lui annoncer un drame et que Gérard devait gésir dans un fossé, quand Roger lui demanda tout de go « Il est où Gérard ? », question insolite s’il en fut pour cette amie désemparée au cœur de Nantes. L’interrogation une fois clarifiée, elle se hâta d’appeler Gérard qui voyant son numéro s’afficher pensa qu’elle avait eu un accident et devait gésir sur un bord de trottoir… Ainsi un appel innocent faillit-il créer une double attaque cardiaque et faire perdre un membre talentueux et fidèle à un club plus que centenaire.
Une fois les choses éclaircies, il fallut effectivement situer où nous étions. Mais nous ne le savions pas précisément car d’une part nous avions tourné en perpendiculaire de la côte à un moment imprécis et d’autre part l’heure était au déjeuner. Or s’il est un moment sacré pour le cyclo, c’est bien celui du déjeuner, d’autant qu’un vilain petit vent frisquet s’insinuait sous les cimes des arbres et venait réfrigérer les corps humides de transpiration. Donc ils ne furent que quelques uns à s’intéresser à l’orientation de Roger, lequel passa une première fois à proximité du bois, sans le voir, puis une seconde dans l’autre sens, avant de finalement nous découvrir. Allégresse des retrouvailles, frissons de froid et d’émotion et Roger s’installe pour déjeuner sous l’œil torve des copains qui ont fini le leur et essaient de se réchauffer en battant la semelle.
Le froid produit parfois d’étranges effets et c’est ainsi qu’alors qu’Émile nous interprétait un de ses succès, démarra une ronde enfantine, menée par Jean-Marie. Bonheur du cyclotourisme qui réveille nos âmes d’enfants et l’innocence des comportements. Le lecteur qui penserait que l’auteur exagère, se reportera aux images jointes, démontrant que ce récit ne doit rien à l’imagination, mais tout à l’histoire…
Roger conclut son repas et nous partons en ville dans un café façon club anglais avec fauteuils cuir et tentures vertes, prendre le traditionnel café avant de repartir. Et là, nous constatons avec bonheur que nous avons… le vent dans le dos ! Délectation jubilatoire et moyennes insensées… pour nous ! Pas de quoi réveiller un journaliste de l’Équipe. Mais la question récurrente est permanente « Où est Roger ? », car, fidèle à son habitude, il ne s’arrête jamais et fait d’une traite le chemin à parcourir. Comme nous nous imposons des stops pour nous regrouper, il est donc tantôt derrière, tantôt devant, tantôt au milieu, mais nous ne le lâchons plus. Philippe qui n’a pas fait de journée continue depuis deux ans, nous abandonne en chemin et prend une route plus directe à allure modérée, mais Roger tient bon et conclut une journée qui doit avoisiner les 150 km !
Sur la fin, Marcelline délègue à Christiane qui est dans son jardin, la conduite de la troupe et nous rejoignons Nantes dans les meilleures conditions, conscients d’avoir vécu encore une journée inattendue et joyeuse. Bravo Marcelline pour ce coup de maître de démarrage, à refaire, et bravo Roger pour ta ténacité et ton inventivité. En perdant Émile devant la semaine dernière, nous pensions avoir compris l’importance de ne pas perdre de l’œil les cyclos de l’avant, mais tu nous as montré, avec ta manière très personnelle, la priorité impérative à donner à la surveillance de ceux de l’arrière.
Et dépasser Émile n’était pas à la portée du premier venu !
[1] Emprunt à un mot de Jean-Claude.
3 réflexions au sujet de « Où Roger dépasse Émile et Marcelline réussit une grande première »