Rêve d’une année, le capitanat de route est une lourde responsabilité qui consiste à emmener un nombre indéfini de copains de club, vers une destination précise, via un itinéraire le plus dégagé possible des voitures et un restaurant de bonne figure.
En ce printemps humide, l’affaire paraissait mal engagée ; avant même le départ, le ciel nous gratifia d’une belle ondée qui vit la fine équipe courir à l’abri du pont en face de l’entrée du Parc des Expositions, à l’exception de Daniel resté seul sous la bourrasque pour éviter qu’un nouvel arrivant, ne voyant personne, ne fasse demi-tour. Belle leçon d’abnégation personnelle et de dévouement à la cause qui lui permit de partir mouillé mais heureux. À l’heure prévue, nous partons.
La force de l’UCNA est que nombre de membres ont entre dix et cinquante ans de présence au club et de pratique des routes du département. L’annonce de l’objectif, Issé au Sud de Châteaubriant, avait suffi à plusieurs qui s’étaient aussitôt élancés, confinant le capitaine de route au rôle essentiel, mais peu considéré de serre-file. Pour autant, tout allait bien, chacun échangeant sereinement les nouvelles du jour avec ses voisins changeants. Petit café à Nort-sur Erdre, confirmation de huit cyclos pour le déjeuner et nouveau départ vers Issé.
Là le capitaine de route, rappelé à ses obligations, s’aperçoit avec horreur que sa carte, pourtant dûment mise au point par Monsieur Michelin, ne comporte pas toutes les routes des deux départements qu’elle cerne. Horreur. Karayan tourne la page de sa partition de Faust et découvre un espace blanc comme neige ! Car comment savoir si la première à droite indiquée sur la carte ne sera pas précédée d’une méchante petite voie intermédiaire, placée là par un lutin fantasque dans le seul but de perdre une équipe et de mettre le rouge au front du capitaine…
Mais l’inconvénient qui avait relégué le capitaine en serre-file devient un atout maître car Yves connaît la route par cœur, ayant parcouru l’Est de Nantes des milliers de fois depuis sa première bicyclette et nous tournicotons joyeusement vers La Pile d’Assiettes, restaurant remarquable d’Issé, d’autant plus joyeusement que nous sommes poussés par un fort vent de Nord-Ouest qui bouscule la cime des arbres et les agite en farandoles tandis que nous ne ressentons plus aucun effet de brise.
La chose évidemment nous fait sourire à ce niveau du parcours.
Arrivée brillante après un détour à l’étang de Beaumont où une seconde averse tombe juste au moment où nous sommes à l’abri de jeunes saules. Certes, le saule, éternel dépressif, qui grandit tête baissée, n’est pas une protection exceptionnelle et, pour tout dire, il nous pleure dessus comme une ado à son premier chagrin d’amour. Il nous épargne cependant l’essentiel de l’eau déversée par ce ciel inconstant et c’est l’esprit léger et semi humides que nous arrivons au restaurant.
Le retour, il faut le dire, fut moins glorieux. Non pas sur le choix de l’itinéraire qu’Yves mena tambour battant, virevoltant d’une départementale discrète à un chemin vicinal inconnu de tous, mais parce que nous étions désormais face au vent. Et quand je dis le vent, le mot n’exprime pas la situation où les éoliennes vrombissent comme un Antonov 225 à six moteurs au décollage, où le casque emporté vers l’arrière, sa jugulaire menace de vous étrangler, où vous descendez des pentes de douze degrés en poussant sur les pédales. L’avancée dans la tourmente contraire est le Graal du cyclotouriste.
Éole règne en maître sur le vélo.
Bien sûr, le capitaine de route avait recommandé de rouler en peloton serré, la masse fendant la bise et permettant aux plus faibles de trouver des espaces plus calmes au milieu du groupe, mais on ne se refait pas et à la première côte, Émile partit comme un dard, aussitôt suivi comme son ombre par Yves qui ne laisse jamais une attaque sans réponse, tandis que Marcelline se retrouvait en tête du groupe des suiveurs, luttant tour de roue par tour de roue. Heureusement Daniel veillait et s’interposa magistralement.
L’aller avait fait 50km, le retour, par de petites routes si ignorées que même les paysans doivent s’y perdre, mais garanties sans aucune circulation, en fit 65 et chaque mètre gagné apparut comme une récompense sublime concédée par les puissances célestes aux modestes circum-pédaleurs que nous fûmes et demeurons.
Pédaler à contrevent laisse d’autant plus le temps de réfléchir que la moyenne est modeste et le capitaine de route lui-même, fort occupé à rassembler ses forces, n’échappa pas à cette situation. Ces conditions exceptionnelles avaient certes mis le groupe à rude épreuve, mais elles avaient pallié admirablement sa déconvenue cartographique et l’amitié d’Yves dirigeant les affaires sans jamais le revendiquer, avait fait le reste. Sans doute est-ce là un trait de l’esprit club : l’amitié discrète et la solidarité naturelle.
Enfin, du haut d’une bosse heureusement placée sur les contreforts de Carquefou, apparaît la Tour de Bretagne, orgueil des nantais des années 80′ et signe d’une trêve prochaine. Chacun s’arcboute et dans un dernier effort pousse jusqu’au stade où ne nous attendent nulles foules en liesse saluant les héros au retour d’une improbable épopée. Seuls quelques passants assis sous leurs aubettes de bus nous regardent défiler, l’œil perdu, ignorant l’enfer d’où nous ressortons et inconscients même du vent qui règne, tant l’homme a pris le pas sur la nature et imposé sa puissance. Tel est le sort des cyclos ; issus de l’ombre et y retournant à plaisir.
En guise de cadeau final, un proverbe à méditer :
« Quand de dos te pousse Aquilon
Prends garde au retour à la maison. «
3 réflexions au sujet de « Où le capitaine de route découvre l’humilité en même temps que les contrariétés »