Disons-le clairement, amis cyclos, nous vivons le crépuscule des capitanats d’aventure, quand, un œil sur la carte, un autre sur les champs, le maître de la voie claironnait d’un ton sans appel :
- La prochaine à gauche, puis à droite !
Là, le cœur ébahi, les modestes suiveurs, innocents moutons de Panurge, ayant perdu tout esprit critique, s’en remettaient absolument aux dires du capitaine, sans le moindre doute. Parfois seulement, une question fondamentale, mais induite par vingt bouches closes, semblait sourdre du peloton rassemblé derrière son leader :
- C’est encore loin ? Quand est-ce qu’on mange ?
Bien sûr, le capitaine ne répondait pas à cette interrogation muette, d’ailleurs un capitaine ne répond jamais à la question posée, mais renvoie celle-ci à une autre interrogation plus fondamentale.
- On est où là ?
- Pourquoi, tu es fatigué ?
Fatigué ? Mais de quoi serait fatigué ce malheureux qui vient de passer deux heures dans la roue du patron ? De ne jamais avoir le vent dans la figure, abrité par son capitaine ? De passer son temps à compter les vaches qui comptent les cyclos qui comptent les vaches ? De ne réfléchir à rien d’autre qu’à ses propres interrogations mystiques : les fesses qui commencent à s’endolorir, le cou contracté, le nez qui coule ou l’œil qui pleure ? De chercher Milou qui s’est perdu en fonçant devant ? Ou Roger derrière, avant son électrification ?
Pas de fatigue admissible pour qui reste pelotonné !
Seul devant, le ou la capitaine (Notez que capitaine, quel que soit son sexe, ne s’adapte pas à l’écriture inclusive…), ouvre la voie, affrontant le blizzard, fier, le regard droit, traçant la route comme Magellan entraînant son équipage toujours plus au sud, défiant les tempêtes ou les patagons géants et poilus, aux pieds immenses, qui les observaient d’un regard farouche…
Et, bien sûr, on évoque le poème lyrique de Victor Hugo, écrit à Guernesey d’où il contemplait la Manche… et la maison où il avait installé sa maîtresse à trente mètres… (D’où l’intérêt d’avoir une maîtresse dans la manche !) Hugo le cyclo qui n’a jamais parlé de cette passion, mais se dévoile dans son texte : Oceano Nox
« Oh combien de cyclos, combien de capitaines,
Qui sont partis joyeux sur des routes lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis !
Combien ont disparu, dure et triste fortune,
Sur une rout’inconnue, par une nuit sans lune,
Au fond du Muscadet à jamais enfouis ! »
Ah Victor, comme tu en parles bien ! C’est tout nous !
Car et nous en venons au fait, s’il fut des capitaines conquérants, il en est d’autres contraints de lutter sans relâche pour se frayer une voie. Telle fut Marceline, emportée par son innocence juvénile à diriger une équipe ardente dans les vignobles.
Ayant prévu son affaire, Marceline s’était munie du descriptif concis fourni par le club à partir duquel les indications semblaient limpides : « à Saint Goulmuche prenez à gauche puis à Tartemolle la seconde à droite, etc etc… ». (Pour ne froisser aucune commune, les noms indiqués sont imaginaires !) Malheureusement, trouver sa route en ne se fiant qu’à ces indications revient à se diriger dans le dédale du marais parisien armé d’un plan du métro datant de sa création. Autant dire que c’est peine perdue !
Donc, une fois quittés les bords de Loire où aucun doute ne subsiste, Marceline se sentit soudain envahie d’un grand sentiment de solitude. Si nous n’étions pas par une nuit sans lune que décrit Victor, il s’agissait pourtant bien d’une route inconnue. Et tout cet inconnu se reflétait dans le regard bleu nuit de Marceline alternativement penchée sur son papier puis vers le ciel seul capable d’inspirer une réponse… Qui ne vint pas.
Heureusement, la solidarité cyclote n’est pas un vain mot et notre capitaine dans la tourmente put le constater. Les conseils affluèrent ; l’un était d’avis de rebrousser chemin pour prendre à droite, un autre de poursuivre largement jusqu’à un pont après lequel il se passait des choses, un troisième voulait virer à gauche au plus vite et un dernier siggérait de demander au premier passant venu… Mais les passants étaient passés et dans ce lieu déserté par l’humanité ne passaient plus que les corbeaux poussés par les vents d’ouest, auxquels ont ne peut décidemment rien demander. Quant aux autres cyclos, ils se désintéressaient totalement de la situation n’exigeant que d’être amenés devant leur assiette au restaurant dans les plus brefs délais.
Évanouie dans ce morne horizon de collines toutes semblables, le groupe s’apprêtait à errer lamentablement tels les Hébreux suivant un Moïse livré à lui-même, quand soudain, Marceline eut une illumination de grand manager en détresse : déléguer !
Que fait un patron totalement largué, il commande et délègue.
- Galuchon, tu voulais plus de responsabilités eh bien, règle le problème et rends-moi compte demain matin. Je sais que tu peux le faire !
- Merci chef.
Galuchon n’a pas de solution, mais est heureux de cette marque de confiance, tandis que le chef est débarrassé du problème.
Ne souriez pas, nous nous sommes tous fait piéger par une question anodine de notre épouse, du type :
- Chéri, tu peux porter une charge de cinq kilos ?
Le mâle se rengorgeant.
- Bien sûr, d’une main même !
- Eh bien sors donc la poubelle !
C’est ça la délégation !
Et à qui déléguer sinon à Christiane ? Christiane bébé n’a jamais été photographiée nue le ventre au chaud sur une peau de mouton, pas question ; les premières photos l’ont été sur une carte routière au 1/100.000 ème, avec un bidon comme biberon et un hochet pour pointer les BPF ! Son parrain était directeur de l’Institut Géographique National et sa maman marchande de boussoles à pétrole. La carte est pour Christiane une seconde nature ; elle s’y complait, la plie dans un sens, dans l’autre, la range et la ressort, la consulte en roulant, au café ou au restaurant. Quand elle pique-nique, la nappe est une carte routière et il se murmure même que ses draps… Mais restons-en là !
Donc Christiane sortit sa carte et prit les choses en main, Marceline soupira d’aise et le peloton des cyclos envisagea un vrai déjeuner…
À propos de déjeuner, au sortir de celui-ci il y eut un temps d’attente car Antoine avait scrupuleusement attaché son vélo à celui de Jean-Marie puis avait rangé la clé… On ne sait pas où : ni dans la poche droite, ni dans la gauche, ni dans le blouson, di directement dans le cuissard, ni dans la sacoche de guidon… Déjà on envisageait une solution par la chirurgie quand Marceline, décidément Reine du Jour, découvrit la clé tombée à terre au pied du vélo.
Indispensable Marceline que les GPS montants rendront à son bonheur de capitaine !